Les pédagogies critiques au service de l'éducation à l'environnement

1- Faire classe : oui mais comment, et donc pourquoi ?

a- Pour une éducation émancipatrice

Alors que nous vivons une situation que l’on peut considérer comme critique, ou du moins charnière, pour nos sociétés, il nous semble capital de chercher à redonner du sens à ce que nous faisons dans nos classes. Pour cela, le premier pas à faire nous semble être celui qui nous amène à nous recentrer sur la question de l’intention d’une éducation nationale.

Pour EPLP, éduquer les élèves n’a évidemment pas pour objectif de former des générations d’individus dociles, prêt·es à faire partie d’une société et d’une entreprise aux objectifs tant dépassés que dangereux pour l’avenir de l’humanité. Ni de cultiver avec elles et eux la seule vocation de créer plus de richesses destinées à une minorité s’étant déjà accaparée tous les pouvoirs. L’enjeu majeur est, de notre point de vue, tout au contraire celui de former des citoyen·nes éclairé·es, équipé·es pour affronter les grands défis de leur existence individuelle et collective.  

À ce titre, il nous paraît absolument essentiel qu’en plus d’un bagage de connaissances solides, nous participions à inculquer des valeurs humanistes et écologiques forte et à construire chez nos élèves les fondements d’une éthique solide. Nous devons viser l’émancipation des élèves.

b- Pour le développement d’un esprit critique

Il apparaît dès lors indispensable de les aider à développer un « esprit critique ». Mais qu’entendons-nous derrière cette expression à la mode ? Savoir reconnaître une fake news, distinguer sciences et pseudosciences, faire le tri entre connaissances et croyances est évidemment indispensable. Pourtant, un esprit critique ne se réduit pas à cela, même si beaucoup tentent de l’y cantonner. 

Nous voulons que les élèves développent un esprit critique leur offrant les moyens d’imaginer d’abord, d’exiger et de mettre en place enfin, une société basée sur le respect, la justice, l’équité. Une société humaniste et écologique.

Nous voulons que les élèves soient à même d’avoir l’imagination, l’ambition, le courage, nécessaire pour affronter les défis cruciaux, vitaux, auquel ils et elles seront inévitablement confronté·es. Nous voulons qu’ils et elles soient capables de faire face à des injonctions qui vont contre l’intérêt général et qui minent leur avenir. Nous voulons former des étudiant·es critiques, autrement dit pleinement actrices et acteurs de la société à laquelle ils et elles appartiennent. C’est en ce sens qu’il nous paraît indispensable d’aller puiser dans les pédagogies critiques pour nourrir nos manières de faire classe.

2- Les pédagogies critiques

a- Un mouvement pédagogique majeur, mais méconnu du monde francophone

Les pédagogies critiques (= pédagogies radicales) correspondent à un champs pédagogique initié par le pédagogue brésilien Paulo Freire (1921-1997). Elles sont tout particulièrement développées et vivantes sur le continent américain (Amérique du Sud et États-Unis), notamment par les travaux de bell hooks, d’Henri Giroux, Peter McLaren,  Michael Apple, Ira Shor, pour n’en citer que quelques un·es. Depuis ses premières bases posées par Freire dans le cadre de l’alphabétisation pour adultes, les pédagogies critiques se sont développées pour affronter des oppressions variées (classisme, sexisme, homophobie, racisme, validisme, lutte environnementale, etc.).

Pourtant, malgré la richesse de l’ensemble des travaux qui les concernent, les pédagogies critiques sont encore peu connues en France et dans le monde francophone globalement. Ainsi, à titre d’illustration frappante, aucune traduction française de « Pédagogie des opprimés » – l’œuvre phare de Paolo Freire – n’est actuellement disponible.

Cela étant, depuis peu, d’énormes efforts ont été fait pour sa diffusion, que l’on doit tout particulièrement à Irène Pereira, au travers de l’IRESMO, des Cahiers de pédagogies radicales, l’Institut bell hooks-Paulo Freire, de Question de classe(s) et de l’activité des autres structures membres du réseau de pédagogie radicales. C’est d’ailleurs en France qu’aura lieu en 2020 le prochain forum international Paulo Freire

b- Les bases des pédagogies critiques

Les pédagogies critiques sont plurielles. Elles ne consistent pas en un ensemble de techniques clé en main – ce qui peut en dérouter plus d’un·e à la recherche de techniques à appliquer, mais se définissent davantage par une intention et un objectif de transmission de valeurs et de lutte contre les systèmes de domination. Cependant, pour les présenter de manière plus précises, nous pouvons expliciter quelques éléments que toutes les formes de pédagogies critiques portent dans leur ADN :

Les pédagogies critiques :

– ont pour un objectif de transformation sociale

– sont des pédagogies émancipatrices (amenant à l’émancipation des élèves, nécessitant l’émancipation des enseignant·e.s)

Elles développent cela :

– par la prise de conscience de la situation et des mécanismes sociaux en jeux (conscientisation des élèves et des enseignant.e.s) 

– et en cherchant à développer un empouvoirement (empowerment) des élèves, c’est-à-dire de leur faire prendre conscience de leur capacité d’agir sur le monde.

– Il s’agit donc de se servir de la réalité sociale de cette communauté d’apprentissage comme base de réflexion. Les pédagogies sont ancrées dans le quotidien et ont vocation à aboutir à des changements concrets.

– Par ailleurs, les pédagogies critiques sont basées essentiellement sur le dialogue, c’est à dire sur un travail d’échange et d’écoute entre professeur·e et élèves, et entre élèves.

– Il s’agit d’inclure un travail mettant en jeu élèves et enseignant·e.s, ensemble, au sein d’une « communauté d’apprentissage » (pour reprendre l’expression que bell hooks développe dans son livre « apprendre à transgresser« 

– Enfin, les pédagogies critiques sont des praxis, c’est à dire une articulation entre théories et pratiques, entre reflexions et actions. Les enseignant·e.s y sont considérées non comme des technicien·nes, appliquant des recette pédagogiques clé en main, mais comme des « intellectuel·les transformateur·trices » (comme le dit Henry Giroux ). Pour Paulo Freire, « il n’y a pas d’enseignement sans recherche ni recherche sans enseignement » (Pédagogie de l’autonomie). 

3- Pour le développement d’une écopédagogie critique

En Amérique du Sud, l’éducation à l’environnement envisagée sous l’angle des pédagogies critiques prend le nom d' »écopédagogie » (). Ce courant, qui cherchent à appliquer les principes de la charte de la Terre dans l’éducation, a été initié par des auteur·es comme  Francisco Guttiérez, Cruz Prado (à travers un livre fondateur publié pour la première fois en 2000 : Ecopedagogía i ciutadania planetèria) ou encore Moacir Gadotti (Pedagogía de la Tierra, 2002).

Cela étant, cette écopédagogie est à contextualiser. La place de la spiritualité y est centrale. Leonardo Boff théologien de la libération et qui a contribué à l’encycle Laudato si’ du pape François sur « la sauvegarde de la maison commune » en est une des figures inspiratrices.

Mais si la spiritualité peut-être individuellement une piste et un moyen précieux de se connecter à l’environnement, et de supporter le poids d’un effondrement en cours, c’est un parcours personnel qui ne peut relever, telle qu’elle, d’une éducation nationale, au risque de transmettre des pseudo-sciences et d’ouvrir la porte à des dérives plus problématiques encore (c’est par exemple le continuum que l’on peut observer dans le mouvement Steiner-Waldorf qui met l’antroposophie au coeur de son projet). 

Il est donc nécéssaire aujourd’hui de penser en France une écopédagogie sur des bases qui lui sont propre. C’est ce sur quoi insiste Irène Pereira dans son article « Écopédagogie : controverses et conscientisation ). Cette écopédagogie prendra et prends déjà des formes variées, relié au contexte également (selon qu’on soit en ville ou en zones agricoles, dans un milieu socio-culturel privilégié ou non, etc.). Soulignons simplement le fait qu’il devra s’agir d’une réflexion écologique insistant sur la complexité des phénomènes, leur interconnection, et leur lien étroit avec les mécanismes de domination.

Une écopedagogie critique a vocation à être envisagées de manière intersectionnelles. Elle n’aura de sens que si elle est décoloniale () et questionne l’origine du désastre écologique actuel à l’aune de la colonialité, des principes d’une modernité dont l’évènement fondateur est la colonisation du continent américain et d’un rapport de domination Nord-Sud (où la France a une responsabilité toute particulière). L’écopédagogie sera également féministe, pensant le saccage de l’environnement dans son aspect masculiniste, viriliste, et sans verser dans l’essentialisme (comme le sont de nombreux courantsqui se disent écoféministes, sans maîtriser le contenu de ce terme). Elle doit aussi nécessairement questionner le capitalisme et être anti-classiste, puisque si la Terre est massacrée de manière industrielle, dans le but de produire et accumuler toujours plus, et qu’elle l’est au seul profit des 1% les plus riches, etc. 

Et gardons à l’esprit qu’il s’agit d’une écopédagogie située dans un pays et un continent largement responsable de la situation actuelle. Il ne peut s’agir que d’une écopédagogie d’allié·es, donc, avec tout ce qu’implique cette posture (voir ici)

Le cadre imposé à nos enseignements – et notamment les contraintes en terme de programmes et d’horaires – rend compliqué sinon impossible la réalisation d’un travail entièrement basée sur les pédagogies critiques. Nous pouvons cependant tout à fait intégrer des moments de pédagogies critiques dans nos cours, basés sur les quelques principes évoqués plus haut – et c’est d’ailleurs ce que de nombreuses et nombreux enseignant·es font dores et déjà, souvent sans en connaître les bases théoriques. Cela peut se faire par l’angle choisi pour traiter une notion (évoquer la mondialisation comme système vulnérable, par exemple). La perspective d’un programme peut changer complètement par la manière dont est formulée la problématique, tout en restant dans le cadre des notions à transmettre telles que définies par le BO.

La réalisation d’un « club écologie », s’appuyant sur les éco-délégué·es par exemple, et en faisant en sorte que les élèves de ce club soit en charge d’un processus de labellisation de l’établissement scolaire (le label E3D est particulièrement adapté) est également un formidable moyen de faire de la pedagogie critique.

 – en faisant travailler les élèves sur un audit de leur établissement scolaire (ce qui permet bien souvent aux élèves d’aller rencontrer et discuter avec des personnels – personels d’entretien et de service notamment – que les élèves  connaissent peu et qui font pourtant partie intégrante de la communauté scolaire (et d’aborder une réflexion sur le croisement du classisme, du sexisme et du racisme).

 – en faisant travailler les élèves à une réflexion sur des stratégies et moyens à mettre en oeuvre en lien avec l’administration et les instances représentatives (CVC, CVL notamment)

 – En encadrant mais plus encore en accompagnant les élèves dans leur mise en oeuvre. 

Dans ce cadre, les enseignant·es peuvent apporter leurs savoirs théoriques, leur expérience du fonctionnement d’un établissement scolaire. Mais ils/elles n’ont, pas plus que les élèves, de réponses aux problématiques qui seront traitées. Il s’agit ainsi d’un travail realisé main dans la main avec les élèves.

4- Les pédagogies critiques, une forme d’endoctrinement des élèves ?

Enfin terminons sur une question qui revient régulièrement lorsque l’on aborde les pédagogies critiques. Celle de savoir comment allier pédagogie engagée et neutralité politique des enseignements.  En premier lieu il convient d’évacuer un leurre : l’éducation n’est jamais neutre. Et quand bien même le voudrait-on, qu’on ne le pourrait pas.

Des choix – éminemment politiques – sont faits en permanence : concernant les thèmes abordés, les exemples pris, le vocabulaire employé, etc. Qu’il s’agisse des programmes ou de nos manières de les traiter en classe, les savoirs et les discours sont systématiquement situés. Choisir de parler d' »écologie » ou de « développement durable » n’implique évidemment pas les mêmes postulats, les mêmes objectifs, les mêmes sous-entendus par exemple.   Et il est fondamental d’en avoir conscience pour justement pouvoir travailler ce curriculum caché et absent. Faute de quoi ces choix seront faits inconsciemment ou par d’autres personnes (celles à l’origine des programmes, des manuels scolaires, etc.), et ils transmettront et renforceront inévitablement les normes sociales dominantes.

Par ailleurs, redouter que les pédagogies critiques soient une forme d’endoctrinement relève d’un malentendu, si ce n’est un contresens. Par nature, les pédagogies critiques s’opposent à ce que Paulo Freire décrit comme la « pédagogie bancaire », c’est-à-dire de considérer l’élève comme une chose passive dans laquelle on déposerait du savoir comme on dépose de l’argent sur un compte. Les pédagogies critiques permettent un travail de conscientisation (des situations et des mécanismes qui y mènent), d’empouvoirement, et de recherches de solutions, mais en aucun cas il ne doit s’agir de faire valoir telle ou telle stratégie politique, auquel cas il ne s’agirait plus de pédagogie critique. Par nature donc, les pédagogies critiques sont des pédagogies émancipatrices et s’opposent à toute forme d’endoctrinement.

Enfin, il convient de souligner que si les pédagogies critiques sont des pédagogies engagées, ayant vocation à développer des valeurs écologiques et humanistes (lutte contre le sexisme, l’homophobie, la transphobie, le racisme, le validisme, le classisme, etc. et promotion de l’entraide, la coopération, etc.), il n’y a pas à en avoir peur, au contraire : ces axes font explicitement parties de nos missions d’enseignement telles que définies par les textes officiels.

5- Des ressources pour se former et pour se lancer 

Comme cela a été souligné dans le texte, les pédagogies critiques sont encore méconnues en France. En découle  une majorité d’articles en espagnol et en anglais. Nous nous efforçons d’indiquer ici les références rédigées en français, qui renvoient dans un second temps aux sources nord et sud-américaines. 

a- Sur les pédagogies critiques en générale

– Paulo Freire, Pédagogie des opprimés, Maspero, 1974 : Le livre est actuellement épuisé et se trouve difficilement d’occasion à un prix raisonnable (mais avec un peu de patience, on le trouve). En attendant, on peut en télécharger les pages scannées ici, ou en lire une version « condensée » ici

– Paulo Freire, Pédagogie de l’autonomie, Eres,

– Irène Pereira, Cahier de formation : Les pédagogies radicales, Les cahiers de pédagogies radicales, 26 octobre 2019

– Irène Pereira, Paulo Freire, pédagogue des opprimé·es, Libertalia, 2018

– Irène Pereira (coord), Anthologie internationale de pédagogie critique, éditions du Croquant, 2019

– Irène Pereira, « Introduction à la pédagogie critique« , Questions de classe, 16 octobre 2016(à noter, les conseils bibliographiques de l’autrice)

– « Les enjeux de la pédagogie critique en Amérique du Nord« ,  Institut bell hooks – Paulo Freire, 24 juillet 2018,

b- Sur l’écopédagogie critique en particulier

– « Qu’est ce que l’éco-pédagogie« , IRESMO, 31 octobre 2016

– Alexandre Magot, Pour une écopédagogie critique, SVT Égalité, 15 juillet 2019

– Irène Pereira, Écopédagogie : controverses et conscientisation, Les cahiers de pédagogie radicale, 3 aout 2019

– Barbara Bader, Fondements de la pédagogie critique [de l’environnement], UVED, 2018, vidéo,12’31 »