« Qui profite et qui souffre ? » Éduquer à la justice sociale et environnementale (2/2)

Cet article est publié deux parties. La première rédigée par Irène Pereira (Université de Rouen) et la seconde rédigée par Natacha Binard (Natacha Binard, doctorante en sciences l’éducation et de la formation, travaillant sur la pédagogie critique en éducation relative au changement climatique, Université Paris-Cité).

Deuxième Partie : Une écopédagogie en France, pistes pratiques et mise en situation (Natacha Binard)

La deuxième partie de ce texte porte sur des dimensions concrètes de mise en pratique d’une éducation pour la justice environnementale et climatique en France. Il s’agit d’une proposition de mise en œuvre articulant modalités didactiques et pédagogiques, dont le but est d’associer l’éducation à ces enjeux (environnement, climat, biodiversité…) à la conscientisation des inégalités sociales qui y sont intrinsèquement liées, en vue de leur dépassement. Dans un premier temps, l’article propose des ressources s’appuyant sur des études empiriques qui objectivent la situation des inégalités environnementales et climatiques en France. Dans un deuxième temps, l’article propose des modalités pédagogiques, s’appuyant sur les principes de la pédagogie critique (Freire, 1968, éd. 2021) traduits sous forme de « critères », constituant la base d’un « guide pratique ».

  1. Conscientiser les injustices environnementales et climatiques en France
  1. La rareté des statistiques sur le racisme environnemental

Dans le contexte français, une écopédagogie tournée vers la justice environnementale et climatique nécessite de s’appuyer sur des données empiriques qui quantifient statistiquement les injustices socio-environnementales de ce pays, mais elle se heurte à une rareté de ces dernières, le recueil de données étant encadrées par des normes éthiques spécifiques au contexte français. En effet, aux États-Unis et au Canada il a été plus aisé, depuis les années 1980, de documenter l’existence d’un racisme environnemental[1] de façon empirique, les statistiques ethno-raciales y étant autorisées. L’une des personnes ayant le plus travaillé sur la question de la justice environnementale en France, l’économiste Éloi Laurent, prend en compte parmi les critères sociaux d’inégalités environnementales : l’âge, le niveau socio-économique, la qualité du logement, le quartier et le territoire (Laurent, 2020), mais il ne considère pas des variables telles que le genre, le handicap, l’origine géographique et culturelle, qui sont toutefois intégrées et représentées dans d’autres études.

2. Des études empiriques pourtant nombreuses – vers une approche intersectionnelle

On recense, en effet, un certain nombre de travaux en France qui documentent les inégalités environnementales et climatiques sur le plan des inégalités de classe sociale, d’âge, de genre, de handicap, de lieu de vie, d’orientation sexuelle, d’origine (pays de naissance), et même d’origine « ethnique » ou de « race »[2] (mais uniquement dans des études concernant les Outre-Mer). La plupart des études recensées ici révèlent l’articulation d’au moins deux de ces caractéristiques sociales, ce qui permet d’envisager leur analyse sous un prisme intersectionnel.

L’intersectionnalité désigne une démarche d’analyse qui permet de mettre en lumière l’imbrication des dominations sociales de classe sociale, âge, genre, orientation sexuelle, situations de handicap, etc. afin d’analyser la complexité des rapports sociaux de pouvoir, véhiculant parfois des oppressions, des inégalités et des injustices, de façon imbriquée.

Les études empiriques recensées ci-dessous montrent en effet que les caractéristiques liées au genre, à l’âge, au handicap ou à l’origine (pays de naissance) ne constituent pas toujours, à elles seules, des variables explicatives d’une plus grande vulnérabilité environnementale ou climatique. Ces variables sont le plus souvent des facteurs d’aggravation des inégalités environnementales et climatiques, du fait d’être associées à d’autres caractéristiques sociales, telles que la variable de la classe socio-économique comme c’est le plus souvent le cas, ou la spécificité du lieu de vie (marginalisation géographique, éloignement du centre-ville, coupures urbaines…).

3. Différents types de nuisances

Par « nuisance », entendue au sens large de « préjudices » environnementaux, nous entendons ici les pollutions (chimiques, radioactives, sonores, lumineuses, bactériologiques qui affectent l’eau, l’air, les sols, les lieux de vie, les aliments, etc.), les conséquences du changement climatique (sécheresses, canicules, inondations, tempêtes…), les risques liés à la proximité avec des zones à danger (usines chimiques, centrales, etc.), et la privation de l’accès aux ressources vitales et aux aménités. Les aménités désignent les atouts de l’environnement (qualité de l’air, de l’eau, accès à des espaces verts, à des équipements de confort – transports en commun – liés au lieu de vie).

4. Quatre types d’inégalités environnementales et climatiques

Il est possible de recenser quatre types d’inégalités environnementales et climatiques face à ces nuisances : les inégalités de responsabilité dans l’origine du problèmes (qui cause la nuisance ? Qui a intérêt à causer cette nuisance ? Ou encore « à qui profite le crime » ?) ; les inégalités face au préjudice subi, que ce soit directement ou rétroactivement (qui souffre de ces nuisances ?) car les groupes sociaux n’en subissent pas les conséquences de la même façon ; les inégalités dans l’aptitude à changer la situation, ou le pouvoir d’agir, l’accès aux décisions politiques pour limiter ces nuisances (qui est en mesure d’agir pour arrêter ces nuisances ? Qui devrait « payer » pour les réparer ?) ; et enfin, les inégalités d’accès aux aménités qui se caractérisent par la possibilité de jouir d’espaces « à l’abri » des nuisances (espaces verts, paysages, etc.), et les inégalités d’accès aux ressources vitales de l’environnement (eau, air de qualité, terres, etc.).

Type de nuisanceVariables socialesInégalités dans l’origine de la nuisance (Responsabilité)Inégalités face au préjudice subi, directement ou rétroactivementInégalités de pouvoir d’agir, dans l’implication dans les décisions politiquesInégalités d’accès aux aménités et ressources
Pollutions Climat DésaménitésClasse socialeFrance Stratégie, 2023

Oxfam, 2022 Chancel et al. 2022

Deldrève 2020

CREDOC, 2019

Malliet, 2018
Keucheyan, 2018

Laurent, 2009
France Stratégie, 2023

Carbone 4, 2019

Malliet, 2018

ONPE, 2018  
Deldrève & Candau, 2021

Gremmel, 2016
Pollutions Climat DésaménitésClasse sociale & GenreHuet et Grozelier, 2015  CESE, 2023

GIEC, 2022

Sorensen, 2018

OIT, 2017

PHICCCH, 2016

GGCA, 2016

PNUE, 2016

ONU, 2014

PNUD, 2013

OMS, 2012
CESE, 2023

ONU, 2019

Schalatek, 2018

Fisher and Shakya, 2018

ONU Femmes France, 2015

UN WomenWatch, 2009
ONU, 2019

GGCA, 2016

FAO, 2013

PNUD, 2012  
PollutionsClasse sociale, Âge, & lieu de vie DREES, 2024

Deguen, 2022
Deguen et al. 2021

UNICEF, 2021

Laurent, 2017 Padilla et al., 2013

Currie, 2011  
 CESE 2022 Laurent, 2017
Pollutions Climat DésaménitésClasse sociale & (ou) lieu de vieLaurent, 2020IPR, 2022

Insee, 2017 

Deguen et al. 2015

Gueymard, 2009

Faburel & Gueymard, 2008

Guillerme et al. 2004
 Deguen, 2016 France Stratégie, 2022
Pollutions Climat DésaménitésClasse sociale & origine (géographique et/ou ethnique) ONERC 2023

Acker, 2021

Barthélémy et al., 2020

Claeys et al., 2019

Claeys et al., 2017

Laurian et Funderburg, 2014

IFEN (2006)

Laurian (2008)
Morel, 2019  Claeys et al., 2019  

Tableau 1 – Tableau recensant des études sur les inégalités environnementales et climatiques en France (placer la souris sur le texte pour faire apparaître le lien hypertexte)

            Ce tableau a été construit en répertoriant et en classifiant différentes études dans la littérature (scientifiques, ONG, rapports étatiques, etc.) selon le type d’inégalité environnementale et selon le type de nuisance abordée. Cet échantillon d’études peut constituer une ressource pour servir dans une étude de cas avec les élèves, par exemple sur les inégalités de genre dans l’enjeu climatique. Mais elle peut aussi servir de base thématique pour trouver des documents moins formels tels que des vidéos ou des documentaires par exemple. Enfin, elle peut servir d’inspiration pour imaginer des sorties sur le terrain, afin d’aider à conscientiser les inégalités environnementales et climatiques. Une situation pratique peut être celle d’une enquête collective dans laquelle les élèves devraient tenter de répondre, sur un thème donné, et dans le meilleur des cas lié au contexte géographiquement proche, à une série de problématiques suggérées par la suite.

            Mais une mise en pratique de la pédagogie critique sur les questions de justice environnementale et climatique ne saurait se limiter à une dimension didactique, qui consisterait uniquement à aborder un contenu avec des élèves. C’est pourquoi nous proposons dans cette deuxième partie de revenir les principes de la pédagogie critique, traduits sous forme de critères, dans le but de constituer un « guide pratique » plus général, pour faire de l’écopédagogie critique.

  • Modalités pédagogiques – critères issus d’une lecture « pratique » de Paulo Freire

Il est nécessaire d’être vigilant au sujet de l’emploi du terme de « guide pratique », car Paulo Freire s’était gardé tout au long de sa carrière d’écrire une « méthode Freire » qu’il aurait suffi de reproduire. C’est même un contre-sens majeur de son œuvre qui lui a valu de devoir rappeler, jusqu’à la fin, la nécessaire distinction entre « technique » et « pédagogie », afin de ne pas laisser la pédagogie critique être dépolitisée au profit d’une seule technique (Pereira, dans Freire 2021, p.27). Les pistes pratiques proposées ici ne remplacent donc pas la lecture de ses ouvrages à la source, afin de s’approprier au mieux et de saisir l’esprit de la pédagogie critique dans sa complexité, son dynamisme et son actualité.

  • Étape 1 : Partir de l’expérience des apprenant-es

Tout d’abord, en pédagogie critique, il est d’usage de partir de l’expérience des apprenant-es, afin de favoriser une insertion critique des apprenants dans leur apprentissage, de façon à ce que cela fasse sens pour eux. Il s’agit donc de donner une place au dialogue afin que les apprenant-es s’emparent du problème, quitte à alimenter la discussion avec des études scientifiques.

CritèreExempleQuestions à se poser
Partir de l’expérience des personnes apprenantes (ou au moins lui donner une place) dans une pratique dialogique (Freire, Pédagogie des opprimés, 2021, p.89-125).

Les apprenants doivent pouvoir s’engager eux-mêmes en tant que sujets (la pédagogie critique lutte contre la réification de l’être humain) (Freire, 2021, p.52).
Exemple : Décrivez votre environnement de vie.
Est-ce que vous y vivez des nuisances ? Lesquelles ? Où ? Quel est votre ressenti par rapport à cela ?
Selon vous cela est-il local ou cela peut-il se trouver ailleurs ?
Qui selon vous est impliqué dans ce problème (responsables, victimes, société…) ?

Les apprenants doivent pouvoir s’emparer du problème, et ne pas faire qu’obéir à une suite d’instructions.
Pendant la séance, a-t-on entendu les personnes sur leur expérience du problème posé (dans leur vie) ?

A-t-on laissé un moment de dialogue où les participants s’expriment sur leur rapport au problème (tour de table, question à laquelle chacun répond dans sa tête, débat…) ?

Les apprenant-es ont-ils et elles eu le choix et la liberté de s’emparer du problème ?

Cependant, malgré l’importance de l’expérience vécue, le but n’est pas de valider de façon indifférenciée les perceptions subjectives des apprenant-es, ou de les juger, mais de les mettre en dialogue pour faire tendre la recherche vers la vérité. Dans ce premier temps il est donc question de faire dialoguer les expériences vécues mais aussi des connaissances théoriques et empiriques, afin de problématiser l’enjeu (cas d’étude sur une pollution, sur une conséquence du climat, etc.).

  • Étape 2 : Conscientiser les rapports sociaux de pouvoir

La deuxième étape consiste à conscientiser, à l’intérieur du problème environnemental ou climatique qui se pose, les inégalités sociales ou les rapports sociaux de pouvoir à l’œuvre. Il s’agit pour se faire de poser un certain nombre de questions (détaillées ci-dessous) visant à connaître les injustices à l’œuvre, et leurs raisons d’être. L’enquête peut être appuyée sur le partage d’expérience vécue, sur des témoignages (à une échelle micro), sur une sortie de terrain (échelle intermédiaire), sur des études empiriques ou synthèses comme celles répertoriées dans le tableau (échelle macro). Il s’agit d’accompagner les apprenant-es vers la conscientisation des enjeux sociaux du problème.

CritèreExempleQuestions à se poser
Conscientiser les rapports sociaux de pouvoir à l’œuvre (Freire, Pédagogie des opprimés, 2021, p.24-25).   Et leur intersectionnalité (Ceci est un ajout par rapport à Paulo Freire, donc l’œuvre majeure précède l’intersectionnalité en date).On peut se demander :
1) Qui souffre de ces dégradations ? Quelles sont les caractéristiques sociales (âge, sexe…) de ces personnes ?
2) À qui profitent ces situations de dégradation ? Autrement dit « à qui profite le crime » ?
3) Quelles sont les personnes qui auraient le plus intérêt à se mobiliser ?
4) Dans quelle mesure peuvent-elles s’unir pour agir ?

Aide pratique 1 : voir le Tableau 1  
Aide pratique 2 : Pour l’intersectionnalité, on peut utiliser la méthodologie de Matsuda (1991) pour “poser l’autre question” : Quand je vois quelque chose qui semble raciste, je demande : « Où est le patriarcat là ? » Quand je vois quelque chose qui a l’air homophobe, je demande : « Où sont les intérêts de la classe à ce sujet ? »
A-t-on mis au jour et conscientisé les inégalités environnementales et climatiques à l’œuvre ?   Parmi elles y a-t-il des croisements (intersectionnalité) ? Autrement dit, certaines victimes d’inégalités environnementales cumulent-elles plusieurs de ces critères d’inégalités ?    

Seulement, la conscientisation des problèmes et de leurs raisons d’être doit pouvoir s’associer à une réflexion sur les possibles et souhaitables mises en action, au risque de rester à l’état de parole, de verbiage, de « blabla », pour inviter les apprenant-es à penser de manière transformative. En effet selon Freire, « il n’y a pas de véritable dénonciation sans engagement de transformation, ni d’engagement sans action. » (Freire, 2021, Pédagogie des opprimés, p.90). Il est donc nécessaire de tendre vers une praxis.

  • Étape 3 : La praxis : vers des moyens d’agir collectifs

Paulo Freire se garde toutefois de fournir un guide d’actions reproductibles, dans une praxis valable en tout contexte. Le tout est d’ajuster les actions au contexte donné, aux situations rencontrées et au problème posé, et de s’interroger sur les actions possibles, notamment sur des actions inédites ou « inédits possibles » (P. Freire).

CritèreExempleQuestions à se poser
Réfléchir aux actions :   S’interroger sur les possibles actions et se projeter dans leur réalisation (praxis) (Freire, 2021, Pédagogie des opprimés, p.90)  Il est possible à nouveau de se poser des questions :
1) Que faudrait-il, dans l’absolu, pour que la situation change (pour arrêter la nuisance et les injustices)?
2) Quelles personnes détiennent le plus de pouvoir institutionnel et économique pour changer la situation à sa source ?
3) Qui sont les personnes qui ont un intérêt à ce que l’injustice cesse (à savoir qui sont les victimes de cette injustice) ? 
4) Qui peut soutenir ces actions ?
5) Qui sont celles et ceux qui portent également une part de responsabilité, ceux qui ont une aptitude à se mobiliser ?
6) Que sommes-nous en mesure de faire pour tendre vers cette issue ? Quels moyens d’agir sommes-nous capables de mettre en œuvre ? Avec qui ? Que sommes-nous prêts à faire concrètement et collectivement ?
Ai-je permis le dialogue au sujet d’un moyen d’agir concret et collectif ?   A-t-on identifié les différents niveaux de responsabilité dans la cause et dans les moyens d’actions ? Est-ce que l’atelier / acte éducatif a abouti à une transformation concrète de la réalité ? Oui/Non.

Ce qui est à éviter : Ai-je imposé des solutions ? Ai-je validé toutes les solutions données par les enfants de façon indifférenciée ? Les solutions sont-elles basées uniquement sur des écogestes ?

Tableau 2 – Tableau de critères pratiques visant à servir de « guide » pour l’éducateur-rice

Concluons en rappelant que l’enjeu d’une écopédagogie pour la justice environnementale et climatique consiste à proposer une autre vision de l’écologie que celle qui se limite à la promotion de solutions individuelles, et une critique du seul système de consommation. L’enjeu n’est pas ici, en incitant à l’agir, de reporter sur l’individu la responsabilité à l’heure où les études empiriques étayent que ni la cause, ni le préjudice, ni les moyens d’agir ou de se mettre à l’abri ne sont répartis de façon égale et justement distribués dans la société française. Au contraire, il est question de conscientiser les inégalités à l’œuvre dans ces rapports de pouvoir (origine du problème, conséquences, moyens d’agir et de survivre) afin de se projeter conjointement dans une praxis en faveur de la justice sociale et contre les destructions environnementales et climatiques.

Bibliographie :

Freire, P. (1968, éd. 2021) Pédagogie des opprimés, Agone – Contre Feux

Laurent, É. (2020). VI / Les inégalités environnementales en Europe (p. 69‑81). La Découverte. https://www.cairn.info/l-economie-europeenne-2020–9782348059032-p-69.htm

Pereira, I. (2017) Paulo Freire, pédagogue des opprimé•es, Libertalia


[1] Type d’inégalité environnementale qui prend racine dans une organisation sociale raciste (politiques, pratiques, directives) qui affecte des individus, des groupes ou des communautés de façon différenciée.

[2] Il convient de rappeler que ce terme, tel qu’employé en sciences sociales, vise avant tout à objectiver et à combattre le racisme, et non à affirmer l’existence de « races » humaines, ce qui est déjà invalidé par les sciences biologiques.