Cet article est publié deux parties. La première rédigée par Irène Pereira (Université de Rouen) et la seconde rédigée par Natacha Binard (Université Paris-Cité)
Historiquement, la prise de conscience environnementale s’est orientée vers l’éducation à l’environnement à partir des années 1980. La notion de développement durable est sensée avoir introduit la conjonction entre la question environnementale et la question sociale. Mais outre les problèmes que posent la notion de « développement économique », l’éducation au développement durable apparaît souvent aux acteurs et aux actrices avant tout comme une question environnementale où la question sociale tend à disparaître. L’objectif de cet article est d’apporter à la fois des éléments de réflexion théoriques et pratiques sur l’articulation entre ces deux dimensions en éducation.
La première partie du texte, rédigée par Irène Pereira, porte sur les dimensions philosophiques et leur didactisation. Il s’intéresse à un courant de la philosophie de l’éducation et de la pédagogie : l’écopédagogie.
Première Partie : L’ecopédagogie, à la croisée de la justice sociale et environnementale (Irène Pereira)
A partir de la deuxième partie des années 1990 émerge en Amérique latine – Costa Rica, puis au Brésil – l’écopédagogie. Ce courant de l’écologie entend se situer dans la continuité de la pédagogie des opprimé.e.s de Paulo Freire. Il tente de théoriser la planète Terre comme la figure de l’opprimée et propose ainsi une écologie biocentrée, reposant sur l’hypothèse Gaia. Les écopédagogues latino-américains réfléchissent à une écologie intégrale qui intègre la fois le social et l’environnemental, tout en critiquant l’économie capitaliste. Par la suite, l’écopédagogie se développe aux Etats-Unis à partir en particulier des travaux de deux chercheurs : Richard Khan et Greg Misiaszek.
Le chercheur en éducation Greg Misiaszek propose une conception de l’écopédagogie qui se caractérise par plusieurs aspects :
a) L’écopédagogie vise à réinsérer la sphère du monde (ou anthropocentrée) dans la sphère planétaire (ou biocentrée). L’écopédagogie contient donc la pédagogie critique (centrée sur la justice sociale). De ce fait, l’écopédagogie s’intéresse aux liens entre violences sociales et violences environnementales.
b) Misiaszek distingue les opprimés et les dominés. Les opprimés, à la suite de Paulo Freire, sont des groupes sociaux humains. Les dominés sont les vivants non-humains. Les opprimés sont capables d’auto-réflexion, donc de conscientisation et de responsabilité. Il peuvent de ce fait commettre des injustices, ce qui n’est pas le cas des non-humains. Ainsi, un phénomène naturel ne relève pas d’une question de justice en soi. C’est dans la mesure où l’intempérie ou la catastrophe naturelle est liée à l’action humaine qu’elle relève de l’injustice.
c) L’objectif de conscientisation de l’écopédagogie est d’aider à réfléchir à cette question : « qui profite et qui souffre des atteintes à l’environnement ? ». Cette dernière question est l’objet d’une réflexion complexe en écopédagogie.
d) L’écopédagogie s’appuie sur les apports théoriques de la pédagogie freirienne, de l’écoféminisme, de l’écologie décoloniale, de l’écosocialisme, de l’antispécisme et de l’éthique environnementale pour penser l’enchevêtrement de différents niveaux de justice.
1. Qui souffre des atteintes faites à l’environnement ?
1.1. L’humanité dans son ensemble.
La spécificité des questions environnementales, c’est qu’elles peuvent avoir une dimension globale. Le changement climatique n’est pas une question qui peut se traiter seulement au niveau local, mais suppose une conscience planétaire. C’est ce niveau de conscience planétaire que met en avant la Charte de l’écopédagogie en 1999 ou encore le pédagogue brésilien Moacir Gadotti dans Pédagogie de la Terre (Gadotti, 2000). Cette question de l’impact sur l’humanité n’implique pas seulement l’impact sur les générations présentes, mais également celui sur les générations futures.
Cette dimension de la réflexion en écopédagogie peut être appelée justice environnementale globale.
1.2. Les groupes socialement et géographiquement minorisés
Néanmoins, il serait inexact, même si on affirme que tout le monde est impacté par le changement climatique, de dire que les atteintes environnementales sont subies de la même manière par tous et toutes. Il existe des inégalités socio-environnementales.
Ces dimensions ont bien été mises en valeur par des recherches en sociologie et géographie, mais également par des mouvements sociaux. Aux Etats-Unis, on a appelé mouvement pour la justice environnementale, un mouvement social qui a été conduit à montrer comment les nuisances environnementales impactent de manière privilégiée les personnes des classes populaires et racisées. De son côté, l’économiste Joan Martinez Alier a parlé d’écologisme des pauvres pour désigner des mouvements sociaux, en particulier en Amérique latine, qui croisent question sociale et environnementale. Des écoféministes, comme Vandana Shiva et Maria Mies, ont également mis en lumière l’engagement spécifique des femmes paysannes dans les pays du Sud dans des luttes environnementales.
La question de la justice socio-environnementale doit donc souvent être pensée sous un angle intersectionnel. Elle peut croiser la racisation et la classe sociale, le genre et les inégalités Nord/Sud ou encore d’autres inégalités de positionnalité sociale. L’impact subit peut tenir, par exemple, à des nuisances environnementales ou un impact en termes de santé, ou encore un inégal accès aux aspects positifs de l’environnement.
L’écopédagogie s’intéresse donc aux questions de justice socio-environnementale. Tout le monde est impacté par les questions environnementales, mais certains et certaines en souffrent plus que d’autres. Cette question de la justice socio-environnementale a été abordée en particulier au Canada en éducation par Gina Thésée et Paul R. Carr (2017).
Mais la question de la justice socio-environnementale a été interrogée aussi par les syndicats, d’abord aux Etats-Unis, sous l’angle de la transition juste. Cela consiste à s’interroger sur qui doit supporter avant tout le poids de la transition écologique : les travailleurs/ses ou les capitalistes, les pays du Nord Global ou les pays du Sud….
1.3. Les animaux et la planète dans son ensemble.
Mais l’écopédagogie, et c’est là son originalité, ne se limite pas à prendre en compte dans sa réflexion les questions de justice environnementale globale et de justice socioenvironnementale, mais également s’intéresse aux questions de justice écologique qui touchent le vivant non-humain.
Car ceux et celles qui souffrent de l’impact de la sphère anthropocentrée sur la planète Terre ne sont pas que les humains, mais également le vivant non-humain. Le philosophe Fahim Amir, dans Révoltes animales, s’est intéressé aux mouvements de révoltes des animaux contre l’exploitation qu’ils et elles subissent. On peut ainsi constater que ceux et celles qui souffrent et qui luttent ne sont pas que les humains.
2. Qui profite des atteintes à l’environnement ?
Là encore, l’écopédagogie essaie de réfléchir à cette question en prenant en compte toute sa complexité et donc l’enchevêtrement de plusieurs niveaux de réflexion à ce sujet.
2.1. L’humanité dans son ensemble.
Un premier niveau de réponse consiste à affirmer que l’humanité cherche à atteindre son bien-être au détriment des non-humains. C’est d’une certaine manière ce que laisse entendre la notion d’anthropocène. Néanmoins, pour l’écopédagogie, l’impact de l’humanité sur la Terre n’est qu’un aspect de la réflexion qui doit être complété par d’autres niveaux de réflexion.
2.2. Les consommateurs et consommatrices du Nord Global.
Néanmoins, il est possible de remarquer que tout le monde ne pèse pas du même poids de part son impact sur l’environnement. Dans Le mode de vie impérial (2017) les économistes Markus Wissen et Ulrich Brand mettent en lumière le poids du mode de vie des consommateurs du Nord Global. Ils incluent les classes moyennes et supérieures des pays du Nord, mais aussi les classes sociales privilégiées des pays du Sud. Néanmoins, les groupes sociaux plus économiquement privilégiés sont davantage présents dans les pays du Nord. Or ces groupes sociaux ont un mode de vie qui n’est pas soutenable.
2.3. Les capitalistes et le système capitaliste.
Mais plus encore, au sein du Nord Global (comprenant aussi les classes aisées des pays du Sud Global), un autre niveau de réflexion consiste à mettre en lumière les inégalités d’impact des plus riches et des entreprises capitalistes privées ou d’État sur l’environnement. Les plus riches produisent davantage d’émission de CO2 en particulier du fait des déplacements en avion. Les entreprises capitalistes ont un poids négatif sur la planète en termes de gaz à effet de serre ou encore d’exploitation des ressources naturelles.
Cette thèse est celle du capitalocène développée par l’historien Andréas Malm.

Tableau – Matrice de l’écopédagogie : tableau qui vise à servir de support pour une réflexion écopédagogique.
Proposition d’activité à partir de la Matrice en écopédagogie :
A partir d’un cas précis (choisi pour sa proximité géographique), voici les questions que l’on peut se poser :
Qui souffre des dégradations environnementales ?
Qui profite de ces situations de dégradation ?
Quels sont les personnes qui auraient à intérêt à se mobiliser ?
Dans quelle mesure peuvent-elles s’unir pour agir ?
Etc…
L’objet de l’écopédagogie est donc de développer une conscience de la nécessité pour l’action de prendre en compte la complexité de l’enchevêtrement des questions de justice sociale, de justice socio-environnementale, de justice environnementale globale et de justice écologique.
Bibliographie en éducation :
Gadotti, M. (2000). Pedagogia da Terra–São Paulo: Petrópolis,. Série Brasil Cidadão.
Misiaszek, G. W. (2020). Ecopedagogy: Critical environmental teaching for planetary justice and global sustainable development. Bloomsbury Publishing.)
Thésée, G., Carr, P., & Previl, C. (2017). Enjeux du vert en noir et blanc. Éducation, Environnement, Écocitoyenneté: Repères contemporains, 47-66.
