Evoquer la nature dans le programme de HGGSP -1ère

Comme la plupart des programmes officiels en vigueur, le programme de la spécialité HGGSP en 1ère fait particulièrement peu de place aux questions écologiques. Il est cependant possible de traiter certains axes de ce programme en y introduisant des notions liées à ces problématiques. Nous vous en proposons ici un exemple pour traiter une partie du thème 2 sur la puissance.

Thème : analyser les dynamiques des puissances internationales

Axe 2 : les formes indirectes de la puissance / Jalon 1 : l’enjeu de la langue

Titre de la séquence : La langue vecteur de diffusion des valeurs d’une société

Présentation : une séquence (texte d’étude, questionnaire et son corrigé) sur le mot « nature » : la réflexion de Descola, qui nous rappelle que ce mot n’existe que dans certaines sociétés, offre en effet une très belle illustration de la question de la langue comme outil de pouvoir et de domination, outil du « soft power » dans le programme.

Texte et consignes :

Philippe Descola est un anthropologue (il étudie les comportements humains), spécialiste de l’Amérique Latine. Il a notamment vécu longuement avec les Indiens Achuar, qui vivent dans la forêt amazonienne

Lisons des extraits rédigés d’après l’une de ses interviews parue dans le magazine Reporterre le 1 février 2020.

[Qu’avez-vous découvert chez les Achuars ?]

J’ai été en Amazonie avec l‘idée que peut-être, si [les Achuars] n’avaient pas d’institutions sociales immédiatement visibles c’était parce qu’ils avaient étendu les limites de la société au-delà du monde des humains. Nous avons commencé à comprendre ce qui se passait lorsque nous avons discuté avec les gens de l’interprétation qu’ils donnaient à leurs rêves. […]

Il y avait des rêves étranges, dans lesquels des non-humains, des animaux, des plantes se présentaient sous forme humaine au rêveur pour déclarer des choses, des messages, des informations, se plaindre. […] Les non-humains y paraissent comme des sujets analogues aux humains, en mesure de communiquer avec eux. […] C’étaient des partenaires sociaux qui n’étaient pas divinisés ni sacralisés puisqu’on les chassait, qu’on les mangeait, plantes comme animaux, […] mais qui sont animés par une intention, des projets, des buts qui les font entrer en communication les uns avec les autres. Et qui permet la communication entre humains et non-humains. […] Les Achuars mettent l’accent – et d’autres peuples dans le monde – sur le fait qu’on peut déceler des intentions chez des non-humains qui permettent de les ranger avec les humains sur le plan moral et cognitif

[ Comment définiriez-vous la nature ? ]

La nature, je n’ai cessé de le montrer au fil des trente dernières années : la nature, cela n’existe pas. La nature est un concept, une abstraction. C’est une façon d’établir une distance entre les humains et les non-humains qui est née par une série de processus : influence de la philosophie grecque, du monothéisme, [et plus tard] de la révolution scientifique. La nature est un dispositif que l’Occident et les Européens ont inventé [petit à petit] pour mettre en avant la distanciation des humains vis-à-vis du monde, un monde qui devenait alors un système de ressources, un domaine à explorer.

Cela, c’est la philosophie européenne. Mais il y a énormément d’autres cultures où on ne pense pas du tout cette opposition. Vous écrivez que les Achuars n’ont pas de mot pour désigner ce que nous appelons la nature.

Non seulement les Achuars n’ont pas de terme pour désigner la nature, mais c’est un terme quasiment introuvable ailleurs que dans les langues européennes, y compris dans les grandes civilisations japonaise et chinoise.

[Quel rapport entre l’usage de ce terme « nature » et le désastre écologique actuel ?]

[Il y a un] système économique et politique, qui est celui qu’on a mis sur pied en Europe à partir de la révolution industrielle, avec un effet destructeur que n’ont pas les autres formes d’anthropisation. C’est le capitalisme. Moi, j’appelle cela le ‘naturalisme‘ car le capitalisme a besoin de ce sous-bassement que j’ai appelé le naturalisme ; c’est-à-dire cette distinction nette entre les humains et les non-humains, la position en surplomb des humains vis-à-vis de la nature. Alors là on peut parler de la nature comme une ressource à exploiter […]Le capitalisme s’est greffé là dessus, le naturalisme est un bon terreau pour cela.

Si l’on veut arrêter la dégradation, la crise écologique sidérante qui se produit en ce début du XXIe siècle, que faut-faire ?

Inventer des formes alternatives d’habiter la Terre, des formes alternatives de s’organiser entre humains et d’entretenir des relations avec les non-humains. […] On ne peut pas devenir des Achuars. On peut devenir des humains différents de ce que nous avons été ou de ce que nous sommes. Découvrir des façons alternatives de vivre pour essayer de nous transformer nous-mêmes.

Questions et réflexions (voir corrigé en bas de page)

Dans cet extrait, Descola réfléchit au mot « nature ». Comment le définir ?

Ce mot existe-t-il dans toutes les langues ?

Ce mot « nature » (et donc cette vision des choses) s’est pourtant imposé à l’échelle internationale, par exemple à l’ONU ou lors des COP. Pourquoi ?

On voit avec cet exemple que la langue permet d’imposer une vision du monde. Quel risque cela représente-t-il ? Que suggère Descola ?

Pour aller plus loin ;

Une courte vidéo de Ph. Descola où l’anthropologue présente  le concept de « non-humains »

Corrigé :

Dans ces extraits, Descola réfléchit au mot « nature ». Comment le définir ?

Le mot « nature » : pour les occidentaux, la nature c’est tout ce qui n’est pas humain, tout ce qui n’est pas la société. La nature c’est ce qui peut être exploitée, sans restriction. Ce sont des ressources qu’on imagine mise à disposition des humains.

Ce mot existe-t-il dans toutes les langues ?

Non. Ce mot n’existe pas dans de nombreuses langues. Car dans beaucoup de civilisations, l’idée de nature, l’idée d’une opposition entre humain et non-humain n’a aucun sens…. Jusqu’à récemment (période coloniale) cette vision du monde était même très minoritaire.

Pour les Achuars par exemple, il y a une continuité entre les humains et le non-humains : tous font partie d’un même ensemble, et cohabitent. Ce sont des « partenaires sociaux qui [ne sont] pas divinisés ni sacralisés puisqu’on les chass[e], qu’on les mang[e], plantes comme animaux. Néanmoins, ils [sont] dotés d’une dignité de sujets » = impossible d’imaginer qu’on ne va pas les prendre en compte, qu’on va décider sans eux ce qu’on va en faire.

Ex d’une forêt « vierge » : 

  • un occidental y voit une manifestation de la nature et une potentielle exploitation à son profit : exploiter le bois, les essences rares, capturer les animaux etc.
  • un Achuar « voit une plantation. Mais c’est la plantation d’un esprit. Pour les Achuars la forêt n’est pas sauvage. La forêt est une plantation, travaillée par des non-humains, elle n’est pas un endroit vierge. »

Ce mot « nature » (et donc cette vision des choses) s’est pourtant imposé à l’échelle internationale, par exemple à l’ONU ou lors des COP. Pourquoi ?

Parce que c’est la vision du monde des pays les plus puissants, de ceux qui par la force (colonialisme) ont imposé leur modèle (capitalisme, productivisme, extractivisme). 

Aujourd’hui dans les instances internationales, dans les textes des accords économiques etc…. cette vision du monde n’est même pas discutée.

On voit avec cet exemple que la langue permet d’imposer une vision du monde. Quel risque cela représente-t-il ?

Risque de prendre cette vision du monde pour une vérité absolue, qui serait partagée par tous. Ce n’est pas du tout le cas.

Et dans le cas présent, on se rend compte que cette vision qui a pris le pas sur toutes les autres, est devenue extrêmement dangereuse.