De l’abolition de l’esclavage à l’interdiction des pesticides

Exemple d’une séquence d’histoire (programme de 1ère) utilisée pour permettre aux élèves de réfléchir sur les crises écologiques actuelles. Prolongement possible en philosophie en classe de Tle.

De l’abolition de l’esclavage à l’interdiction des pesticides : un pays peut-il prendre une décision contraire à son intérêt économique immédiat ?

Ce cours est une tentative de mettre en application la pédagogie critique prônée par Paulo Freire dans la « Pédagogie de l’autonomie ». Il y recommande de relier, avec les élèves, ses lectures, ses connaissances avec la réalité du monde.

« Pourquoi ne pas discuter avec les élèves de la réalité concrète à laquelle on se doit d’associer la discipline dont on enseigne le contenu, […] Pourquoi ne pas établir une nécessaire « intimité » entre les savoirs curriculaires fondamentaux pour les élèves et l’expérience sociale qu’ils ont en tant qu’individus ? »

Paulo Freire, Pédagogie de l’autonomie, Edition Eres, Paris, 2013, p. 48

Point de vigilance : un risque de malentendu, d’incompréhension si le thème de l’étude n’est pas très clairement exposé. L’idée de cette étude n’est pas de faire un parallèle direct (et encore moins une hiérarchisation !) entre les victimes de l’esclavage et les victimes de la pollution, même si l’idée de faire des comparaisons entre les oppressions dont souffrent les humains et les oppressions dont souffre la nature émerge et s’avère très pertinente. La réflexion porte ici plus simplement sur la manière dont se prennent les décisions politiques et s’appuie sur 2 exemples : la décision d’abolir l’esclavage et la décision d’interdire les pesticides.

L’idée est de montrer :

1° que la rationalité strictement économique et la logique marchande qui en découle ne sont pas les seules qui existent et que les sociétés humaines ont recours à d’autres catégories morales pour prendre leur décision. L’enjeu est de montrer qu’une collectivité peut s’engager, au nom de la morale, au nom d’intérêts ou de principes supérieurs, dans une direction qui, sur le plan strictement économique, peut sembler la pénaliser.

= > Ce fut le cas de l’esclavage : au moment où les révolutionnaires ont voulu l’abolir, des voix se sont élevées pour dire que cela allait nuire à l’activité des planteurs dans les colonies, les pénaliser dans la concurrence avec les autres producteurs européens, qui n’auraient pas aboli l’esclavage et donc nuire au pays en diminuant l’activité, les exportations etc…

En réalité, quand les 1ers pays ont commencé à abolir l’esclavage (cas de la GB), les autres ont suivi… Il n’était plus moralement possible de faire autrement / de façon plus cynique, il fallait préserver la réputation et l’image du pays ? Peut-être que la même logique pourrait être observée pour les pays qui aboliraient la pollution…

Parallèlement (mais c’est secondaire) il peut être intéressant d’analyser de façon critique les arguments des tenants de la « rationalité économique » qui bien souvent défendent en fait leurs propres intérêts et non pas les intérêts de la collectivité.

Un parallèle peut être fait avec le travail des enfants : Emission « La Grande Table » du 13/09/2019 sur France Culture. (Interview de Thomas Piketty) A 6’4, diffusion d’un extrait sonore de la série Capitalisme sur le travail des enfants. L’économiste interrogé explique comment ceux qui voulaient réguler voire empêcher le travail des enfants ont du affronter les arguments de ceux qui disaient que cela allait détruire le marché libre.

qu’un système qui semble incontournable, indispensable, presque « naturel » (l’esclavage hier, l’agrochimie aujourd’hui) peut-être complètement remis en cause.  (A noter que le parallèle est aussi souvent fait avec la prostitution, dont on entend parfois dire qu’elle est impossible à abolir car « dans la nature des choses »)

« Nous avons plus de mal à penser la fin du capitalisme que la fin du monde » : il est possible de faire réfléchir les élèves sur le fait que pour assurer la survie d’un système économique non viable, nous acceptons des atrocités. Hier les millions de morts et de torturés de l’esclavage, aujourd’hui par la pollution la condamnation des générations futures et de certaines générations présentes (voir les effets du glyphosate au Sri Lanka) Montrer que ce phénomène là peut s’inverser.

que la décision d’abolir ne doit pas être envisagée de façon naïve. L’esclavage aboli a été remplacé par d’autres logiques d’exploitation et de domination. Autrement dit la décision politique (ici l’abolition) est une étape dans une lutte mais ne signe pas la fin de cette lutte.

Ensemble documentaire :

Débat sur l’abolition de l’esclavage

Texte A. Les partisans du système esclavagiste :

Mosneron de l’Aunay, armateur nantais député à l’Assemblée législative, discours à la société des Jacobins, 26 février 1790 :
« Il convient, Messieurs, de ne pas perdre un moment pour rassurer les planteurs et pour les ramener aux sentiments d’amour et d’attachement qu’ils doivent à la mère patrie. Il faut ôter tout prétexte aux ennemis étrangers et intérieurs ; il faut donc que l’Assemblée décrète que la traite des Noirs sera continuée comme par le passé.

Ici, j’aperçois la Déclaration des Droits de l’homme qui repousse ce décret ; (…) mais j’aurai le courage de vous dire que c’est l’écueil placé dans toutes nos relations extérieures et maritimes. (…)

Il faut donc décréter que l’Assemblée nationale n’entend faire aucune application de ses décrets aux colonies, et que leur commerce ainsi que toutes les branches qui en dépendent seront exploités comme par le passé.» 

Texte B. Les opposants au système esclavagiste

L’Article « Traite des nègres » , par le Chevalier Louis de Jaucourt, dans l’Encyclopédie.

« TRAITE DES NÈGRES (Commerce d’Afrique). C’est l’achat des nègres que font les Européens sur les côtes d’Afrique, pour employer ces malheureux dans leurs colonies en qualité d’esclaves. Cet achat de nègres, pour les réduire en esclavage, est un négoce qui viole la religion, la morale, les lois naturelles, et tous les droits de la nature humaine. (…)

D’un autre côté, aucun homme n’a droit de les acheter ou de s’en rendre le maître ; les hommes et leur liberté ne sont point un objet de commerce ; ils ne peuvent être ni vendus, ni achetés, ni payés à aucun prix. Il faut conclure de là qu’un homme dont l’esclave prend la fuite, ne doit s’en prendre qu’à lui-même, puisqu’il avait acquis à prix d’argent une marchandise illicite et dont l’acquisition lui était interdite par toutes les lois de l’humanité et de l’équité. (…)

On dira peut-être qu’elles seraient bientôt ruinées, ces colonies, si l’on y abolissait l’esclavage des nègres. Mais quand cela serait, faut-il conclure de là que le genre humain doit être horriblement lésé, pour nous enrichir ou fournir à notre luxe? (…) Non… Que les colonies européennes soient donc plutôt détruites, que de faire tant de malheureux !

Mais je crois qu’il est faux que la suppression de l’esclavage entraînerait leur ruine. Le commerce en souffrirait pendant quelque temps ; (…) mais il résulterait de cette suppression beaucoup d’autres avantages.

C’est cette traite des nègres, c’est l’usage de la servitude qui a empêché l’Amérique de se peupler aussi promptement qu’elle l’aurait fait sans cela. Que l’on mette les nègres en liberté, et dans peu de générations ce pays vaste et fertile comptera des habitants sans nombre. Les arts, les talents y fleuriront ; et au lieu qu’il n’est presque peuplé que de sauvages et de bêtes féroces, il ne le sera bientôt que par des hommes industrieux. C’est la liberté, c’est l’industrie qui sont les sources réelles de l’abondance. »

Débat sur l’interdiction des pesticides

Texte C. Un article de la presse professionnelle cite les arguments des opposants à l’interdiction des pesticides

Source : https://www.pleinchamp.com/grandes-cultures/actualites/l-assemblee-decale-de-trois-ans-l-interdiction-de-la-production-de-certains-pesticides

L’Assemblée a repoussé vendredi de trois ans l’interdiction de la fabrication sur le sol français de pesticides vendus en dehors de l’Union européenne, passant ainsi de 2022 à 2025.

(…) Le Sénat à majorité de droite avait voté sa suppression pure et simple, en première lecture. Après de vifs débats, l’Assemblée a voté par 27 voix contre 3 et 7 abstentions ce que le rapporteur Roland Lescure (LREM) a qualifié de « compromis », salué par la secrétaire d’État à l’Économie Agnès Pannier-Runacher.   

L’ex-secrétaire d’État à la Biodiversité et députée LREM Barbara Pompili, qui s’est abstenue, ainsi que les socialistes et Insoumis, ont réclamé en vain de revenir à 2022. « On ne peut pas défaire ce que l’on a fait », a défendu Mme Pompili, en s’insurgeant contre « le chantage à l’emploi » de certaines entreprises « cyniques ».

 « Si on supprime du jour au lendemain la production », le danger c’est que celle-ci « se déplace de quelques centaines de kilomètres et que l’impact pour l’environnement soit nul« , a plaidé M. Lescure. Un argument également défendu par Bercy, pour qui cette nouvelle mouture du texte permet « de donner une échéance claire aux industriels » afin de faire « en sorte qu’il n’y ait pas un effet couperet brutal« .

« Il a été convenu qu’il fallait engager une action à l’échelle européenne, et que cette échelle était le bon niveau pour que cette interdiction se fasse », a ajouté Bercy, pour qui l’échéance de 2025 « permet aussi d’avancer à cette échelle ». « Je ne crois pas que (cet amendement) aurait eu un grand succès auprès des lycéens qui manifestent en ce moment pour le climat », a raillé l’Insoumis Éric Coquerel. « Pendant que les citoyens marchent, les lobbys des pesticides avancent et le gouvernement recule », a renchéri dans un communiqué la Fondation Nicolas Hulot.  

De son côté, le groupe LR a indiqué qu’il aurait préféré « le pragmatisme » du Sénat. Les industriels des produits phytosanitaires ont d’abord fustigé le texte, estimant que « plus de 2.700 emplois directs et 1.000 emplois indirects » sont « mis en péril » en France par l’interdiction de fabrication.

Texte D. Un appel pour l’interdiction immédiate des pesticides

« Nous voulons des coquelicots. Appel pour l’interdiction de tous les pesticides de synthèse » Appel du collectif Nous voulons des Coquelicots, assorti d’une pétition (qui avait recueilli 864 343 signataires à l’heure où nous écrivons)

« Les pesticides sont des poisons qui détruisent tout ce qui est vivant. Ils sont dans l’eau de pluie, dans la rosée du matin, dans le nectar des fleurs et l’estomac des abeilles, dans le cordon ombilical des nouveau-nés, dans le nid des oiseaux, dans le lait des mères, dans les pommes et les cerises. Les pesticides sont une tragédie pour la santé. Ils provoquent des cancers, des maladies de Parkinson, des troubles psychomoteurs chez les enfants, des infertilités, des malformations à la naissance. L’exposition aux pesticides est sous-estimée par un système devenu fou, qui a choisi la fuite en avant. Quand un pesticide est interdit, dix autres prennent sa place. Il y en a des milliers.

Nous ne reconnaissons plus notre pays. La nature y est défigurée. Le tiers des oiseaux ont disparu en quinze ans; la moitié des papillons en vingt ans; les abeilles et les pollinisateurs meurent par milliards; les grenouilles et les sauterelles semblent comme évanouies ; les fleurs sauvages deviennent rares. Ce monde qui s’efface est le nôtre et chaque couleur qui succombe, chaque lumière qui s’éteint est une douleur définitive. Rendez-nous nos coquelicots ! Rendez-nous la beauté du monde !

Non, nous ne voulons plus. À aucun prix. Nous exigeons protection.

Nous exigeons de nos gouvernants l’interdiction de tous les pesticides de synthèse en France. Assez de discours, des actes. »

Questionnaire élèves (suggestion)

1° Lisons les textes qui illustrent le débat sur l’esclavage. Les deux auteurs utilisent-ils les mêmes arguments ? Semblent-ils avoir les mêmes valeurs (ont-ils la même idée de ce qui compte le plus) ?

2° Lisons les textes qui illustrent le débat sur les pesticides. Ici encore, demandons-nous si les partisans et les opposants aux pesticides utilisent-ils les mêmes arguments ? Semblent-ils avoir les mêmes valeurs (ont-ils la même idée de ce qui compte le plus) ?

3° Comparons les textes des partisans de l’esclavage et des partisans de la poursuite de la fabrication des pesticides. Sont-ils de même nature ? Quels intérêts ces acteurs prétendent-ils défendre ? Cela nous semble-t-il convaincant ?

4° Quel point commun pouvons-nous voir entre les textes B et D (textes des abolitionnistes) ?

PROLONGEMENT ET ELARGISSEMENT PHILOSOPHIQUE  : 

Capitalisme, morale et politique . 

ES/ la société et les échanges

Séries technologiques : les échanges

Autres séries : la politique ; la société

Le capitalisme est-il moral ? Le libre marché est-il facteur de progrès ? Synonyme de bien commun ?

La séquence qui précède pourra être opportunément reliée à une mise en perspective critique du libéralisme économique et de son fameux principe de « la main invisible », étudié en SES par les élèves de ES et souvent abordé en philosophie par les autres. 

Le chapitre 16 du best-seller de Y.N Harari , SAPIENS, intitulé « Le credo capitaliste » apporte en une quarantaine de pages un éclairage saisissant, très synthétique et accessible, sur la question, conjuguant économie (le principe de la croissance et de l’investissement), histoire (la compagnie des indes ; l’esclavage…) et philosophie (le culte du marché et l’enfer capitaliste..) .

Il est possible d’exploiter les vidéos de ses cours en anglais ( anglais universitaire très simple et  accessible à un élève de terminale, surtout avec les sous-titres en anglais)

Belle occasion aussi d’une collaboration avec un collègue d’anglais !

Notamment : Lesson 13, part 1 à 4…. la partie 4 portant plus précisément sur « l’enfer capitaliste »…Les élèves sont toujours très surpris de découvrir cette sombre face cachée de la modernité libérale …